29/03/2025
Le ragtime, souvent résumé à son rôle dans le patrimoine musical américain, est un genre qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle. Son essence réside dans une caractéristique bien particulière : la syncopation. Imaginez une mélodie qui, au lieu de suivre les battements réguliers d’un métronome, semble constamment jouer à contretemps, défiant le rythme de son accompagnement. C'est précisément cela, le « ragged time » — un temps déchiqueté, comme traduit littéralement.
Musicalement, le ragtime repose sur deux éléments clés :
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le ragtime n’a pas émergé de nulle part. Il est le fruit d’un savant mélange entre les traditions musicales européennes (notamment la musique classique et les marches de Sousa) et les rythmes d’origine africaine, amenés par les Afro-Américains à travers des chants, des danses et des tambours.
C’est autour des années 1895-1915 que le ragtime a atteint son apogée. À cette époque, il s’immisce dans les cafés, les salles de danse, et surtout dans les salons grâce à la popularité des pianos mécaniques (ou pianolas). Le ragtime devient ainsi une musique accessible et relativement standardisée, souvent imprimée sous forme de partitions – un contraste notable avec l’improvisation caractérisant beaucoup de musiques afro-américaines de l’époque.
Parmi les figures majeures du ragtime, impossible de ne pas évoquer deux noms en particulier :
Mais ce serait une erreur de considérer le ragtime comme exclusivement pianistique. D’autres formats, comme les orchestres de cuivres ou les performances de banjo, ont contribué à sa diffusion dans des milieux très divers. Le ragtime n'était pas qu’une musique « savante ». Il faisait danser et résonnait auprès d’une jeunesse avide de renouveau.
Le ragtime est souvent considéré comme l’un des précurseurs les plus directs du jazz. Si l’on se trouve encore face à une musique essentiellement écrite, les éléments qui vont nourrir le jazz y sont déjà bien présents :
Le jazz ne serait pas le jazz sans cette façon si particulière de jouer avec le rythme. Le ragtime, avec ses mélodies « décalées » épousant malicieusement un accompagnement stable, a pavé la voie pour une approche rythmique exploratoire. Duke Ellington lui-même parlait du ragtime comme d’une "musique pionnière qui a donné le goût de la surprise rythmique."
Le ragtime n’est ni purement africain, ni purement européen : il est une synthèse. Cette capacité à mélanger des traditions a ouvert la porte à une esthétique où les influences multiples se rencontrent et se transforment — un principe fondamental pour le jazz, souvent décrit comme le genre "cameleon" par excellence.
Bien que sa structure soit rigide par essence, le ragtime a inspiré des musiciens capables de l’étirer et de l’explorer sous des formes nouvelles. Jelly Roll Morton, souvent considéré comme le premier grand compositeur de jazz, puisera clairement dans les formes du ragtime tout en y ajoutant improvisation et swing.
Dans les années 1920, le ragtime semble dépassé. Supplanté par le jazz naissant et la popularité du swing, il perd son rôle central sur la scène musicale américaine. Et pourtant, loin d’être enterré, le genre connaît un retour en grâce, notamment grâce à des figures comme Eubie Blake, qui perpétuent la tradition dans le cadre de performances scéniques, et plus tard, à travers des réinterprétations modernes.
Un tournant a été le regain d’intérêt dans les années 1970. Le film L’Arnaque (1973), qui ressuscite le fameux The Entertainer de Scott Joplin, remet le ragtime sur la carte culturelle. Des compositeurs contemporains s’approprient à leur tour le genre, rappelant à quel point ces "vieux airs de ragtime" n’ont jamais vraiment disparu.
Si le ragtime tel qu’il existait en 1900 n’habite plus nos playlists de manière évidente, ses traces dans les musiques actuelles sont souvent insoupçonnées. Prenons le cas du stride piano (développé par James P. Johnson et bien d’autres) : descendant direct du ragtime, il est resté une pierre angulaire de bien des innovations pianistiques.
Et que dire des explosions rythmiques permises par la musique syncopée ? Dans la complexité des métriques du jazz actuel, ou encore dans des genres contemporains comme le funk ou le hip-hop, on retrouve indirectement cet esprit aventureux. Le ragtime, bien plus qu’un style ou une époque, est devenu une manière de bâtir la musique sur des fondations dynamiques, toujours en recherche de mouvement.
Sur les scènes émergentes et dans les ateliers d’improvisation, il n’est pas rare de voir des musiciens revisiter le ragtime, que ce soit par fidélité historique ou pour en réinventer les codes. Le ragtime, tel un filigrane oublié mais constant, rappelle que derrière chaque innovation musicale, il y a une tradition prête à être transformée. Si les standards de Scott Joplin sont aujourd’hui étudiés comme des classiques, ils continuent aussi, parfois, à faire jaillir des étincelles dans la création contemporaine.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez une mélodie syncopée, un air qui semble jongler avec le temps, souvenez-vous : quelque part, le ragtime n’est jamais bien loin.