23/03/2025
Le point de départ de cette histoire remonte aux premiers jours de l’esclavage en Amérique. Arrachés à leurs terres et transportés dans des conditions inhumaines, les Africains réduits en esclavage ont été forcés de travailler dans des plantations, des mines et des constructions. Privés de leur liberté, ils trouvaient dans le chant un moyen de survie psychologique et collective.
Les chants de travail, souvent appelés "work songs" en anglais, remplissaient des fonctions multiples. D'une part, ils servaient à coordonner les mouvements de travail, comme celui de marteler une voie ferrée ou de planter du coton. Ces chants avaient un rythme régulier et pulsé, permettant aux travailleurs de synchroniser leurs gestes. Cette pulsation, élément clé de ces chansons, deviendra un ingrédient fondamental dans les multiples rythmes déséquilibrés et syncopés du jazz.
Les "field hollers", des cris improvisés souvent solitaires, étaient une autre forme d’expression musicale. Ces chants individuels, imprégnés de mélancolie ou de révolte, exprimaient la souffrance quotidienne tout en préservant des fragments de la culture africaine. Ils véhiculaient des messages codés ou exprimaient simplement un désir d’évasion, physique ou spirituelle, offrant une forme de résistance face à l’inhumanité du système esclavagiste.
Des figures comme Lead Belly, avant de devenir des légendes du folk et du blues, ont puisé dans ce répertoire. Le lien entre ces voix rugueuses et la ferveur du jazz est encore palpable aujourd’hui.
Le jazz ne serait pas ce qu'il est sans le gospel, cet autre pilier issu de la diaspora africaine. Né des spirituals, ces chants religieux amalgamés d'influences chrétiennes et africaines, le gospel a insufflé au jazz son intense expressivité.
Dès le XVIIIe siècle, la conversion forcée des esclaves au christianisme amène beaucoup d'entre eux à adopter – mais aussi à transformer – les hymnes religieux des colons. Les Negro Spirituals, ces chants d’espoir imprégnés de foi, évoquaient aussi des promesses de libération, à la fois terrestre et spirituelle. Certains des plus célèbres, comme “Go Down Moses” ou “Swing Low, Sweet Chariot”, ont traversé les âges, porteurs d’un double discours : exaltation religieuse d’un côté, appel à l’émancipation de l’autre.
Ce n'est qu'au début du XXe siècle que le gospel en tant que genre émerge véritablement, porté par des figures comme Thomas A. Dorsey, souvent considéré comme le père du gospel moderne. Avec son intensité dramatique, ses envolées vocales et son rapport viscéral à l'émotion, le gospel est presque une performance à part entière.
Les harmonies envoûtantes des chœurs gospel et leur relation intense au public (ou à la congrégation) trouvent une résonance immédiate dans l'expressivité du jazz. L'improvisation, centrale à l'esprit du gospel, deviendra le cœur battant du jazz, que ce soit dans le scat joyeux de Louis Armstrong ou les élans introspectifs de John Coltrane.
Il serait impensable de parler des racines du jazz sans mentionner le rôle du blues, ce premier pont qui relie les chants de travail et le gospel au jazz. Le blues, avec sa structure simple (souvent basée sur un schéma de 12 mesures) et son langage émotionnel direct, est un descendant direct des work songs et des Negro Spirituals.
Si les work songs posaient un socle rythmique et que le gospel offrait une richesse harmonique et spirituelle, le blues venait ajouter cette charge émotionnelle brute qui constitue l'essence du jazz. Ces trois univers, pour autant différents, se sont enchevêtrés dans La Nouvelle-Orléans au tournant du siècle, où des artistes comme Jelly Roll Morton ou King Oliver ont commencé à tisser les premières ébauches du jazz.
Dans ce mélange, les instruments eux aussi portent la trace des chants de travail et du gospel. Le piano, omniprésent dans le gospel et dans les églises afro-américaines, devient un pivot du jazz avec des figures comme Art Tatum ou Thelonious Monk. De leur côté, les cuivres, présents dans toutes les fanfares de La Nouvelle-Orléans, empruntent aux work songs leur expressivité brute.
Aujourd'hui encore, les chants de travail et le gospel continuent de hanter et d’inspirer les musiques improvisées : dans les respirations délicates d'Ambrose Akinmusire, dans la voix percutante d'un Cécile McLorin Salvant, ou dans les projets hybrides mêlant jazz et musiques africaines. Loin d’être figés dans le passé, ils continuent d’alimenter de nouvelles formes d’expression, prouvant que l’histoire du jazz est avant tout une histoire d’intuition, de mémoire et de métissage.
Il suffit alors de tendre l’oreille pour comprendre que le jazz n’est pas né d’un grand bang sonore isolé. C’est une alchimie complexe, où chaque note résonne comme un écho ancien, un fragment des voix qui chantaient pour vivre, protester, et espérer. Un rappel, enfin, que cette musique garde en elle le souffle vivant de l’humanité.