À l’origine du jazz : improvisation ou partition ?

17/03/2025

L’improvisation dans le jazz : un mythe ou une réalité historique ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre le contexte culturel et musical de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz au début du XXe siècle. Fruit d’un métissage entre les traditions africaines, européennes et créoles, le jazz prenait ses racines dans des styles variés : les chants de travail des esclaves, le blues rural, le ragtime, sans oublier les fanfares et les musiques européennes plus classiques.

En Afrique, la tradition musicale reposait largement sur des pratiques collectives et orales où l’improvisation occupait une place prépondérante. Les musiques traditionnelles africaines intégraient des variations spontanées sur une base rythmique répétitive, ce qui influencera profondément les formes naissantes du jazz. Cependant, le jazz n’est pas une reproduction directe de ces traditions : dans un pays marqué par la colonisation culturelle européenne, il a été également influencé par des genres structurés comme les marches militaires ou les danses de salon.

Lorsque le jazz voit le jour, des ensembles comme ceux de King Oliver ou Jelly Roll Morton combinent des éléments écrits avec des passages d’improvisation collective, souvent en utilisant des choruses (cycles d’accords répétés). Cette approche hybride reflète un équilibre entre la spontanéité et une organisation préétablie. Morton lui-même, célèbre pianiste et compositeur, insistait dans ses écrits et ses enregistrements que “l’improvisation dans le jazz fonctionnait mieux lorsqu’elle restait encadrée par des règles”. Une nuance qui mérite d’être soulignée.

Les racines africaines de l’improvisation : le rôle de l’oralité

Pour mieux comprendre pourquoi l’improvisation est souvent associée aux origines du jazz, regardons du côté des traditions africaines. Ces dernières mettaient l’accent sur l’expression individuelle et la variation constante autour de motifs rythmiques ou mélodiques. Le call and response, cette dynamique où une voix ou un instrument dialogue avec un groupe, est un procédé central de ces formes musicales.

Lorsqu’elles se croisent avec les traditions européennes à la Nouvelle-Orléans, ces pratiques orales deviennent un des ingrédients principaux du futur jazz. La synchronisation nécessaire pour jouer dans des contextes collectifs – comme les fanfares – favorise une interaction vivante, où chacun peut s’exprimer tout en restant à sa place dans la texture générale. Cette capacité à “parler” par la musique s’est transmise dans les premiers orchestres de jazz.

L’importance du ragtime : écrit, mais improvisé

Un autre élément clé des débuts du jazz est le ragtime, souvent perçu comme une musique écrite, voire académique. Scott Joplin, le père du ragtime, composait des œuvres complexes destinées à être jouées telles quelles, sans grande place pour l’improvisation. Pourtant, dans les bordels et les bars où cette musique résonnait, les interprètes pratiquaient souvent des variations spontanées, improvisant discrètement pour insuffler de la fraîcheur à leurs performances répétées. En quelque sorte, ils jouaient avec le cadre, sans jamais le rompre totalement.

Le ragtime a donc indirectement permis de formaliser cette cohabitation entre écriture et improvisation, un trait qui persistera tout au long de l’histoire du jazz.

Quand les fanfares apportent la discipline

À la Nouvelle-Orléans, les brass bands – ou fanfares – étaient omniprésents lors des mariages, funérailles et autres célébrations. Ils interprétaient un répertoire emprunté autant aux marches militaires qu’aux chansons populaires. Dans ces ensembles, l’ordre était primordial : chaque instrument avait un rôle défini, garantissant une harmonie générale. Cependant, certains passages faisaient aussi la part belle à l’ornementation et aux variétés individuelles, laissant entrevoir cette créativité et cette spontanéité si typiques du jazz à venir.

La discipline des fanfares a permis de poser les bases nécessaires à l’improvisation collective. Les musiciens apprennent à écouter leurs partenaires, à s’adapter tout en préservant la structure commune. Cette tension constante entre cadrage et liberté deviendra une marque de fabrique du jazz.

Les balbutiements du jazz enregistré : une diversité d’approches

En 1917, le tout premier enregistrement commercialement reconnu comme un disque de jazz est réalisé : Livery Stable Blues par l’Original Dixieland Jass Band (ODJB). Ce groupe, composé exclusivement de musiciens blancs, propose alors une version extrêmement codifiée et écrite du style jazz, bien loin de l’image romantique de l’improvisation totale. Beaucoup considèrent aujourd’hui que ce disque ne reflète pas fidèlement les pratiques des musiciens noirs de l’époque, pour qui l’improvisation restait au centre du jeu collectif.

Ce contraste illustre un point clé : dès ses débuts, le jazz a jonglé entre une recherche de spontanéité et des exigences commerciales ou techniques (les premières sessions d’enregistrement donnaient peu de marge pour improviser.) Cela montre bien que l’improvisation n’a jamais été systématiquement un impératif absolu dans cette musique.

Un équilibre entre spontanéité et écriture

Ce que les premières décennies du jazz nous enseignent, c’est que la séparation rigide entre improvisation et écriture est une idée largement simplifiée. Chaque époque du jazz, et chaque communauté de musiciens, a élaboré son propre dosage entre ces approches. Les big bands de l’ère swing, comme ceux de Duke Ellington ou Count Basie dans les années 1930-1940, offraient de splendides orchestrations écrites tout en laissant des espaces aux solistes pour s’exprimer librement.

Certains styles, comme le bebop dans les années 1940, ont donné une place grandissante à l’improvisation virtuose, tout en reposant sur des compositions sophistiquées. À l’inverse, d’autres courants modernes, comme une partie du mouvement Third Stream (fusion entre jazz et musique classique), privilégient davantage l’écrit.

Et aujourd’hui ? L’improvisation comme intention

Qu’en est-il alors du jazz d’aujourd’hui ? S’il existe toujours des contextes où la liberté d’improvisation est reine (dans le free jazz, notamment), d’autres tendances remettent en avant le rôle de l’écriture. Des artistes comme Maria Schneider ou Vijay Iyer explorent des œuvres orchestrales où même l’improvisation se retrouve scrupuleusement dirigée. Derrière cette diversité des pratiques, une chose reste fondamentale : l’intention d’interagir spontanément avec le matériau sonore, qu’il soit improvisé sur le moment ou élaboré à l’avance.

Écoutes recommandées pour saisir les nuances

  • Jelly Roll Morton - “King Porter Stomp” : un exemple frappant d’interaction écrite/improvisée.
  • Duke Ellington - “Concerto for Cootie” : superbe illustration de big band laissant place à l’expression individuelle du soliste.
  • Ornette Coleman - “Lonely Woman” : pilier du free jazz, se libérant des contraintes harmoniques habituelles.
  • Maria Schneider Orchestra - “The Thompson Fields” : une écriture moderne où transpirent les racines du jazz.

En fin de compte, la question n’est pas tant de savoir si le jazz est né précisément comme une musique d’improvisation, mais plutôt d’accepter qu’il a toujours navigué sur cette ligne floue entre liberté et cadre. Et c’est justement cette tension créative qui lui donne sa puissance expressive : peindre en dehors des lignes tout en s’appuyant sur des formes qui structurent le chaos.

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