07/03/2025
Le jazz est avant tout une histoire de métissage. À la Nouvelle-Orléans, où il naît autour de 1900, se rencontrent de multiples influences : les rythmes syncopés d’Afrique de l’Ouest portés par les esclaves et leurs descendants, les harmonies européennes introduites via les musiques de salon, et les traditions des musiques afro-américaines comme le blues ou le Negro Spiritual. La ville elle-même, avec ses racines françaises, espagnoles et créoles, est un bouillonnement culturel unique.
Une donnée cruciale à retenir : la Nouvelle-Orléans était toute entière traversée par la musique live. Les fanfares accompagnaient les enterrements, les bals créoles regorgeaient de danses élégantes, et les work songs résonnaient dans les champs. De cette effervescence est née l’idée d’un langage musical hybride, puisant dans l’improvisation collective et les dialogues instrumentaux. Le jazz n’a donc jamais été l’œuvre d’un seul homme, mais plusieurs figures ont marqué ces premiers instants. Focus.
Si l’on devait désigner un « premier héros » du jazz, alors ce serait Buddy Bolden. Trompettiste né à la Nouvelle-Orléans en 1877, il est souvent cité comme le père mythique du genre, bien qu’aucun enregistrement de sa musique ne soit parvenu jusqu’à nous. Que sait-on réellement de lui ? Peu de choses, hormis des témoignages qui décrivent son style comme incendiaire, révolutionnaire et terriblement dansant.
Bolden innovait en mélangeant les marches militaires, les musiques de danse créoles et les rythmes blues. Sa légende repose également sur l’invention supposée du « big four », un accent rythmique sur le deuxième et quatrième temps qui allait devenir caractéristique du swing. Mais sa carrière fut brève : touché par des troubles mentaux, il fut interné en 1907 et ne joua plus jamais. Pourtant, son empreinte est restée indélébile, comme en témoigne l’immense fascination qu’il exerce encore sur les historiens du jazz.
Ferdinand Joseph LaMothe, plus connu sous le nom de Jelly Roll Morton, est une autre figure incontournable des débuts du jazz. Compositeur, pianiste et chef d’orchestre, il incarnait le jazz dans ce qu’il avait de plus structuré et sophistiqué. Morton s’est souvent autoproclamé « l’inventeur du jazz » – une exagération évidente, mais il est indéniable qu’il fut le premier à poser les bases théoriques de ce langage musical en constante évolution.
Dans ses compositions, Mortion fusionnait ragtime, habanera et blues, faisant émerger une polyphonie complexe et une richesse harmonique. Sa musique illustre également l’ambivalence du jazz de l’époque, tiraillé entre sa dimension populaire – destinée à faire danser les foules – et son potentiel pour exprimer des émotions plus fines et introspectives. Parmi ses morceaux les plus célèbres, King Porter Stomp ou The Pearls continuent de figurer au répertoire du jazz contemporain.
Au-delà de son rôle artistique, Morton est aussi un témoin précieux : dans des interviews enregistrées pour la Bibliothèque du Congrès dans les années 1930, il raconte avec minutie l’émergence du jazz, offrant un regard unique sur cette époque fondatrice.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Louis Armstrong, alias Satchmo, n’est pas tout à fait un musicien des débuts du jazz – il arrive plutôt dans la deuxième vague. Mais impossible de parler des pionniers sans le mentionner. Né en 1901 dans un quartier défavorisé de la Nouvelle-Orléans, Armstrong est celui qui aura propulsé le jazz à une échelle mondiale, tout en redéfinissant ce que cette musique pouvait être.
Armstrong débuta au sein des célèbres formations de King Oliver avant de rapidement se faire un nom en tant que soliste. Ce qui le distingue ? Une maîtrise exceptionnelle de la trompette, une capacité d’improvisation inégalée, et un timbre vocal immédiatement reconnaissable. Son apport majeur sera de porter l’idée de soliste au premier plan dans une musique qui, jusque-là, reposait beaucoup sur l’improvisation collective.
Des morceaux comme West End Blues ou Potato Head Blues sont des chefs-d'œuvre qui illustrent la montée en puissance de cette nouvelle forme d’art. Plus encore, son charisme naturel et son humour firent de lui une véritable star planétaire, ouvrant la voie à des générations de musiciens afro-américains dans une Amérique encore rongée par la ségrégation.
Parler des débuts du jazz sans évoquer la voix serait une erreur. Celle de Bessie Smith, souvent surnommée « l’impératrice du blues », a traversé les décennies avec une intensité intacte. Si Smith appartient avant tout au blues, son influence sur le jazz est incontournable. Dans les années 1920, elle croise le chemin de nombreux jazzmen de renom, notamment Louis Armstrong, et leurs collaborations marquent l’histoire.
Audacieuse et magnétique, Smith chante la condition des Afro-Américains avec une honnêteté brutale, mais aussi avec un humour cinglant. Derrière ses succès comme Downhearted Blues ou Gimme a Pigfoot, on perçoit toute la puissance émotionnelle de la musique noire américaine. Ses interprétations ont influencé des générations de chanteurs jazz, de Billie Holiday à Nina Simone.
Ces figures emblématiques ont façonné bien plus qu’un simple style musical : elles ont contribué à créer une langue universelle capable de transcender les frontières culturelles et sociales. Ce jazz originel est la racine d’un arbre qui n’a cessé de se ramifier depuis. Si les noms de Bolden, Morton ou Armstrong évoquent aujourd’hui une époque révolue, leur influence reste vive : chaque improvisation, chaque syncopation, chaque expérimentation sonore renvoie, d’une manière ou d’une autre, à leurs découvertes et innovations.
Et même si le jazz contemporain se déploie désormais sur des territoires éloignés de ses origines, ce souffle premier – ce besoin d’innover, de créer au-delà des cadres établis – demeure sa force vitale. Ouvrir une porte vers l’inconnu, n’est-ce pas là l’essence même du jazz, hier comme aujourd’hui ?