20/03/2025
La Nouvelle-Orléans du XIXe siècle était un kaléidoscope culturel : colons français et espagnols, esclaves africains, Créoles, immigrés irlandais et italiens, tous coexistaient dans une ville où les influences se croisaient à chaque coin de rue. Ce brassage se reflétait particulièrement dans la musique, avec des éléments venus d’Europe, d’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes se mêlant dans des harmonies inattendues.
Les fanfares, présentes dans la culture occidentale depuis des siècles, ont considérablement évolué dans ce contexte unique. Des marches militaires européennes se sont vues enrichies par des rythmes syncopés africains et des ornementations inspirées des traditions musicales locales, comme les rituels vodou ou les chants de travail des esclaves. C’est dans cette hybridation que réside la clé de leur influence sur le jazz.
À la Nouvelle-Orléans, les fanfares ne se contentaient pas de déambuler dans les rues pour de simples divertissements. Elles étaient profondément ancrées dans le quotidien des habitants. Leur rôle dépassait largement celui des ensembles européens classiques.
Les "jazz funerals", ces cortèges funéraires rythmés par des fanfares, illustrent parfaitement cette union entre le sacré et le profane. Traditionnellement, le cortège commence par des morceaux lents et solennels, jusqu’à ce que la procession atteigne le cimetière. Une fois les hommages rendus, la musique s’accélère et devient joyeuse, célébrant non pas la mort, mais la vie. Cette alternance entre mélancolie et exaltation est l’un des principes fondateurs du jazz, où les contrastes entre tempos, dynamiques et émotions prennent toute leur place.
Les fanfares jouaient également lors de carnavals, parades et réunions communautaires. Ces moments étaient propices à la création spontanée, à une musicalité libre que les normes académiques ne bridèrent pas – une caractéristique essentielle que le jazz allait hériter et amplifier.
Un aspect capital des fanfares de la Nouvelle-Orléans était ce mariage entre une organisation rigoureuse et un sens aigu de l’improvisation. Ces groupes, bien qu’ancrés dans des formes précises comme la marche ou la danse, laissaient une place importante à l’expression individuelle.
Un morceau interprété par une fanfare pouvait varier d’un événement à l’autre. Chaque leader ou soliste improvisait selon son humeur ou celle de la foule. Ce dialogue vivant et interactif entre les musiciens et le public forme l’essence même du jazz. Jelly Roll Morton, par exemple, souvent considéré comme l’un des premiers grands compositeurs de jazz, a clairement reconnu l’influence des fanfares dans sa musique, en particulier dans l’utilisation des contrepoints et des "breaks".
Le line-up instrumental des fanfares a également façonné celui des premiers ensembles de jazz. On y trouvait souvent :
Ces instruments formaient l’épine dorsale des orchestres de jazz des années 1910 et 1920. Mais ce n’est pas qu’une question d’instruments : c’est aussi une question de jeu. Les musiciens de fanfare maîtrisaient l’art du glissando, des notes "bleues" (ces fameux bends et inflexions microtonales) et des rythmes polyphoniques – toutes ces petites subtilités qui allaient définir l’essence sonore du jazz.
Lorsque l’on explore la genèse du jazz, il est difficile de ne pas voir l’influence dominante des fanfares sur des musiciens comme Louis Armstrong. Armstrong, né à La Nouvelle-Orléans en 1901, a raconté dans plusieurs interviews comment les parades de fanfares ont alimenté son envie de faire de la musique. Les brass bands étaient omniprésents dans son enfance, et leur interaction directe avec le public a certainement marqué son approche si communicative et expressive du jeu.
Buddy Bolden, souvent cité comme "le premier roi du jazz", était lui aussi très lié à cet héritage musical. Bien que peu d’enregistrements de son époque soient disponibles, de nombreux témoignages décrivent comment il mêlait des styles de fanfare à une approche plus personnelle et syncopée.
Au fil du XXe siècle, les fanfares traditionnelles de la Nouvelle-Orléans ont perdu en importance face à l’émergence d’ensembles plus spécialisés et à l’évolution de l’industrie musicale. Cependant, leurs caractéristiques fondamentales n’ont pas disparu.
Le rôle des marching bands aux États-Unis, dans les collèges et universités afro-américaines notamment, est un héritage direct des fanfares de la Nouvelle-Orléans. Des artistes modernes comme Trombone Shorty continuent de porter cette tradition tout en la revisitant avec des influences funk, rock et R&B. La "Second Line", culture emblématique des cortèges improvisés, reste aujourd’hui un pilier de la culture musicale néo-orléanaise.
Il est fascinant de voir combien les fanfares de la Nouvelle-Orléans ont influencé l’idéologie même du jazz : un genre à la fois enraciné dans une tradition collective et constamment tourné vers l’évolution et la liberté individuelle. Ce passage du collectif – la masse orchestrale des fanfares – à l’émergence des grands improvisateurs solitaires est peut-être la meilleure manière de résumer comment ces ensembles itinérants sont devenus les briques de base de cette musique désormais universelle.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez une fanfare défiler, essayez d’imaginer Jelly Roll Morton ou Louis Armstrong suivre le cortège, à mi-chemin entre fascination et apprentissage. C’est une histoire vivante, et tant qu’il y aura des musiciens prêts à explorer et innover, l’héritage des fanfares de la Nouvelle-Orléans résonnera dans chaque note de jazz jouée à travers le monde.